Médecine libérale : le piège se referme
Par Philippe Leduc pour le Blog du Think Tank Economie Santé
Les médecins libéraux bataillent depuis près d’un siècle contre ce qu’ils estiment être la perte des principes de l’exercice libéral. Les pouvoirs publics et l’Assurance maladie leur rendent bien. Le résultat est préoccupant. Un tarif de consultation particulièrement bas et une santé publique qui va à vau-l’eau. La situation se tend face à l’exaspération des citoyens et des élus. Le piège se referme. Comment en sortir ?
Cela fait près d’un siècle que cela dure. La loi du 5 avril 1928 a créé pour tous les salariés une assurance maladie. Elle est complétée par la loi du 30 avril 1930. « Les assurances sociales couvrent les risques maladie, invalidité prématurée, vieillesse, décès et comportent une participation aux charges de famille, de maternité et de chômage involontaire par manque de travail. » « Sont affiliés obligatoirement aux assurances sociales tous les salariés des deux sexes dont la rémunération totale annuelle, quelle qu’en soit la nature, à l’exclusion des allocations familiales, ne dépasse pas 18.000 Fr. »
C’est un véritable tournant pour les Français et aussi pour les médecins libéraux. Les Caisses commencent à négocier les tarifs médicaux et interviennent de fait dans l’activité des praticiens de ville. Ceux-ci se cabrent, se regroupent et se syndicalisent pour défendre l’exercice libéral : liberté de choisir son praticien, liberté de fixer les tarifs et paiement direct, liberté de prescription, liberté d’installation. Depuis, c’est une sorte de guérilla. L’Exécutif a, au cours du siècle précèdent, renforcé son emprise. Les libéraux ont accentué leur pouvoir de blocage (de nuisance diraient certains). L’acmé intervient avec le plan Juppé de 1995 combattu par les praticiens de ville, qui auraient fait perdre les élections législatives de 1997 au pouvoir en place. Plus tard Roseline Bachelot sera exfiltrée du fait de ses mauvaises relations avec les libéraux. De même Marisol Touraine, voulant instaurer le tiers payant et le contrôle des dépassements d’honoraires, sera malmenée.
Face à cette opposition, l’Assurance maladie et les pouvoirs publics réagissent et échafaudent moultes garde-fous qui complexifient l’organisation des libéraux : forfaitisation, contrôle, tarification incitative, encadrement des dépassements d’honoraires, etc. La liberté de fixer le prix de la consultation n’existe plus. Celle de prescription non plus. Reste le libre choix de son médecin et la liberté d’installation.
A un seul moment (ou presque) les médecins (certains) et les pouvoirs publics se sont retrouvés. Pour réduire la « pléthore médicale » et instaurer le numerus clausus en 1971 à l’entrée des études en médecine. Les premiers pour limiter la concurrence, les seconds pour maitriser les dépenses de santé. On en paye aujourd’hui durement les conséquences.
Personne n’est satisfait
Résultat : personne n’est satisfait.
Ni les médecins qui se sentent comme ils le disent sur les banderoles de la manifestation du 14 février dernier à Paris « méprisés » et « humiliés », déplaçant étonnement le débat vers l’affect. Car ils sont sincères. Ils vivent mal cette situation qui leur échappe. Au-delà des revendications tarifaires, ils n’arrivent pas, biberonnés qu’ils sont au libéral (au sens médical du terme), à se projeter dans un monde nouveau. Et pourtant le système actuel prend l’eau de toutes parts. Les vieux sont épuisés. Les jeunes préfèrent de plus en plus le salariat, les horaires décents et le travail en équipe.
Ni l’Assurance maladie et les pouvoirs publiques qui n’arrivent pas à répondre aux besoins des Français.
Ni les élus, coincés entre les deux, qui essayent tant bien que mal de colmater les brèches.
Ni bien sûr les Français, même si les patients, inquiets de la dégradation du système des santé, gardent une côte d’estime importante aux médecins, qu’ils soient libéraux ou hospitaliers.
Certes, considérer le corps médical libéral comme un tout homogène serait une erreur. Tant par la différence de rémunération (de 60 000 euros à près de 300 000 euros), que par les modalités d’exercice (du généraliste essentiellement clinicien au spécialiste qui manie une technologie sophistiquée). Mais l’esprit libéral est largement partagé.
La boucle est bouclée
Face à cette situation bloquée, le piège se referme. Les pouvoirs publics ont décidé de ne plus composer face au fossé qui les séparent des praticiens mais de répondre désormais avant tout aux demandes des patients. Avec un levier qui marche habituellement bien ici comme ailleurs : le levier financier. Le Président de la République l’a dit très clairement le 6 janvier dernier lors de ses « vœux aux acteurs de la santé » en distinguant les « médecins qui s’épuisent » et ceux qui ne jouent pas le jeu. « Les moyens … il faut les mettre au bon endroit » en créant un « financement à la mission » et d’insister : « On doit mettre fin à une divergence qui s’est installée … il faut mieux récompenser, mieux inciter celles et ceux qui veulent travailler ensemble » Le Ministre de la Santé et de la Prévention le 30 janvier dernier a insisté lui aussi sur l’engagement territorial tout comme la Ministre de l’Organisation territoriale et des Professions de santé sur le Pacte territorial. Et enfin le Directeur général de l’Assurance maladie négocie le « Contrat d’engagement territorial » avec les médecins libéraux dans la cadre du renouvellement de la Convention qui les lie avec celle-ci. Quitte à morceler un peu plus l’offre médicale, le contrat devant être individuel. La boucle est bouclée.
Le piège initié il y a presqu’un siècle et entretenu en vase clos se referme sur les médecins libéraux qui n’ont pas réussi à créer les conditions d’un dialogue constructif avec les pouvoirs publics et l’Assurance maladie en ne prenant pas assez en compte de manière convaincante les difficultés d’accès aux soins, les déserts médicaux, les dépassements d’honoraires excessifs, la pertinence et la qualité des soins, la prévention, l’approche populationnelle sur un territoire.
Quel avenir
Cela serait dommage que dans dix ans les médecins libéraux soient réduits à la portion congrue. Leur réactivité en cas d’épidémie, leur disponibilité, leur expertise, leur créativité, leur amour de leur métier sont un capital précieux. Est-il encore temps de renouer les fils du dialogue ? Les médecins libéraux seraient bien inspirés non pas de s’enfermer dans des concepts d’un autre temps et de s’arcbouter sur des considérations d’« humiliation » ou de « mépris » mais de dire comment concrètement ils proposent de répondre aux difficultés des Français en termes de santé. A eux de prendre l’initiative. Ils y ont plus intérêt que les pouvoirs publics. Les Français aussi.